1988-2012 : lecture croisée de deux lettres aux Français

Publié à 22h43, le 05 avril 2012 , Modifié à 15h17, le 06 avril 2012

1988-2012 : lecture croisée de deux lettres aux Français

En 1988 : François Mitterrand, président-candidat, adresse une "lettre à tous les Français". En 2012 : Nicolas Sarkozy, président-candidat, écrit une "lettre au peuple français". Le Lab a lu pour vous ces deux longs textes, et vous propose dix points d’entrée.

  1. Les deux lettres en un coup d'oeil

    Le Lab a également passé ces deux longs textes à la moulinette du Wordle pour vous permettre de voir en un coup d'œil, les mots les plus utilisés.

    La lettre aux Français de François Mitterrand : 

    La lettre aux Français de Nicolas Sarkozy : 

  2. Les raisons de se présenter

    A la veille de sa réélection, François Mitterrand entend se présenter comme garant de "l'unité de la nation":

    Au terme de ce mandat, je n'aurais pas conçu le projet de me présenter de nouveau à vos suffrages si je n'avais eu la conviction que nous avions encore beaucoup à faire ensemble pour assurer à notre pays le rôle que l'on attend de lui dans le monde et pour veiller à l'unité de la Nation.

    Nicolas Sarkozy affirme lui, qu'il a hésité avant de se représenter et propose un projet de "rassemblement" :

    J’ai longuement réfléchi avant de prendre la décision de me présenter à l’élection présidentielle. J’ai conscience de l’honneur que vous m’avez déjà fait en m’accordant vos suffrages en mai 2007. Je sais la détermination, l’imagination, l’engagement de chaque instant qu’exige l’exercice de cette fonction. Agir est la seule justification de l’engagement politique. Me présenter à nouveau n’avait donc de sens à mes yeux que pour vous proposer un projet que je crois nécessaire à notre pays et susceptible de vous rassembler.

  3. Pourquoi cette lettre ?

    Trois raisons à ce choix, pour Nicolas Sarkozy :

    Je veux le faire le plus directement possible, sans aucun intermédiaire.

    Je veux le faire par écrit, car l’écrit demeure, l’écrit engage.

    A l’heure de la domination de l’image, de la surinformation permanente, de la communication instantanée, j’ai voulu prendre le temps d’écrire cette lettre avec l’espérance que vous prendrez le temps de la lire.

    François Mitterrand voulait, lui, s'inviter dans les foyers, presque, disons, à la bonne franquette :

    J'ai choisi ce moyen, vous écrire, afin de m'exprimer sur tous les grands sujets qui valent d'être traités et discutés entre Français, sorte de réflexion en commun, comme il arrive le soir, autour de la table, en famille.

  4. Mitterrand déjà voulait des référendums

    François Mitterrand se montrait déjà ouvert à la question des référendums. Mais sous une double réserve, institutionnelle et géographique.

    Quant à permettre aux Français de trancher par référendum les problèmes majeurs qui naissent de l'évolution de notre société, j'ai naguère souhaité (à propos de l'école) que cela fût possible. Je le souhaite toujours.

    Mais sous la garantie que le Conseil constitutionnel émette un avis public sur la conformité de la question référendaire à la Constitution et aux lois fondamentales de la République.

    Je pense aussi qu'il serait bon d'avancer nos réflexions sur l'éventualité du référendum d'initiative populaire. D'un maniement plus délicat dans un pays de la taille de la France que dans un canton suisse, cette réforme répondrait à une aspiration réelle. J'inviterai nos légistes à se pencher sur le sujet.

    Vingt-quatre ans plus tard, le référendum est au cœur du programme de Nicolas Sarkozy. Il l'annonce en conclusion dans sa lettre.

    Nous pouvons réussir parce que nous le choisirons et le ferons ensemble. Je n’accepte pas que l’intérêt général soit privatisé par des intérêts privés. Chaque fois qu’il y aura des blocages, je vous donnerai la parole par référendum

  5. L'ombre de Kadhafi

    Mouammar Kadhafi apparaît dans les deux "Lettres aux Français". Le président socialiste dénonçait son rôle dans la guerre du Tchad, le président Sarkozy revendique son décès dans la colonne positive de son bilan. 

    François Mitterrand dénonce au détour d'une phrase, “la Libye et ses foucades” puis développe :

    Nos rapports avec la Libye n'ont cessé d'être frappés d'un sceau singulier. Les ondes retentissent de menaces et de malédictions, parfois aussi de bruits de bottes ou de bombes, mais les ambassades continuent de recevoir à l'heure du thé. Le colonel Kadhafi envoie presque mécaniquement ses avions de guerre - achetés par brassées à la France des années 70 - voler dans le ciel du Tchad où campent des soldats français, obstiné, semble-t-il, à fourbir ses revanches.

    Mouammar Kadhafi a été tué à l'automne 2011 et Nicolas Sarkozy évoque aujourd'hui la Libye comme un "succès" :

    Partout dans le monde, des initiatives françaises ont été saluées et couronnées de succès, en Géorgie, en Côte d’Ivoire, en Libye.

  6. L'adversaire n'est pas nommé

    Au moment où il rend publique sa lettre, Nicolas Sarkozy est donné perdant face à François Hollande dans tous les sondages. Il utilise donc ce long texte pour frapper sur les idées de son principal adversaire. Sans le nommer une seule fois. Nicolas Sarkozy et la petite équipe de rédacteurs de cette lettre préfèrent s’attaquer au PS ou faire des traits d'humour en se moquant de leurs propositions.

    Illustration, page 25 de la lettre de Nicolas Sarkozy :

    Il ne se passe d’ailleurs pas une journée sans que la proposition de fixer un taux de 75 % pour les très hauts revenus ne soit assortie d’une nouvelle exception.

    De même, en 1988, François Mitterrand sortait de deux ans de cohabitation éprouvante face à l'ambitieux Jacques Chirac. Mais dans la lettre aux Français du président socialiste, le maire de Paris de l'époque n'est pas cité autrement que comme "le Premier Ministre" . Ce qui ne l'empêche pas de le rabrouer frontalement :  

    Une confusion récente sur les compétences du Président de la République a ravivé le grand débat qui s'était ouvert en 1958 et que l'élection du chef de l'Etat au suffrage universel a rendu plus aigu en 1962. Cette confusion est apparue lors de l'entrée du Premier ministre, puis de la mienne, dans la campagne présidentielle. Bien que ni lui ni moi n'ayons cessé de remplir nos fonctions, on s'est interrogé : " Qui gardera l'Etat ?" Les réponses de certains commentateurs sans responsabilités politiques n'engageaient qu'eux.

    Plus inquiétante a été celle du Premier ministre, le 23 mars à TF1 : " Je garderai l'Etat, et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là. "S'il s'agissait d'une boutade et s'il ne s'agissait pas du Premier ministre, on rirait.

  7. Mitterrand parlait d' "effort", Sarkozy de "travail"

    Dans son passage sur la “guerre économique mondiale”, François Mitterrand écrivait aux Français :

    On ne gagne que par l'effort. Le relâchement ne pardonne pas. Il y va du sort du pays. 

    Nicolas Sarkozy emploie près de 50 fois le mot travail ou le verbe “travailler” et semble reprendre le passage précédent :

    Jamais personne n’a surmonté ses difficultés sans travailler. Jamais on n’a vu un pays s’en sortir sans effort. La France ne s’en sortira que par le travail.

  8. Pas franchement la même vision de l'Europe

    Proportionellement, Nicolas Sarkozy utilise beaucoup plus le mot "France" que le mot "Europe". Surtout, comparé à François Mitterrand.

    François Mitterrand livrait en effet en 1988 un long plaidoyer pour l'Europe. Une Europe qui se fait à l'époque à douze et sans euros mais avec des ECU. Il consacre ainsi une large partie de sa lettre aux Français à “Construire l’Europe”. Avec 5 parties “le grand marché”, “la sécurité”, “l’unité politique”, “l’espace social” et “l’Europe technologique”. Et il conclut : 

    Le rêve d'Etats Unis d'Europe qui, depuis près de quatre siècles, hante l'imagination de quelques visionnaires, commence d'éveiller la conscience des peuples. Il n'est pas indifférent pour les Français de savoir si leur Président y pense ou non. Eh bien, j'y pense et je le veux.

    Chez Nicolas Sarkozy au contraire, "Naïve" n’est pas seulement le nom de la maison de disque de sa femme. C’est aussi le qualificatif  qu'il emploie à deux reprises pour fustiger l’Europe. Le Président-Candidat vante les avantages de l'euro, d'Erasmus et du "formidable avantage pour les Français de pouvoir circuler librement en Europe". Mais, encore une fois, il se dit pour un retour des frontières. Avec ce slogan de campagne : 

    L’Europe est un continent ouvert. Elle ne doit pas être un continent passoire. L’Europe est un continent tolérant. Elle ne peut pas être le continent de l’amalgame insipide de toutes les cultures.

    [...]

    L’Europe devait nous protéger, elle a aggravé notre exposition à la mondialisation.

    [...]

    Je suis un Européen convaincu.  [...]Mais si pendant tant d’années, l’Europe a soulevé tant d’espérance, c’est parce qu’elle incarnait pour les peuples plus de sécurité et plus de prospérité. Il faut retrouver le but initial du projet européen.

    Comme le laissait entendre son très influent conseiller Patrick Buisson mi-mars dans les colonnes du Monde, la thématique des frontières est au cœur du programme de Nicolas Sarkozy pour 2012. Le mot "frontières" apparaît ainsi 22 fois dans sa lettre et trois sur le mot manuscrit qui la conclut (image ci-dessous, cliquez dessus pour l'agrandir)

  9. Sarkozy ne cite quasiment personne comparé à Mitterrand

    François Mitterrand cite la terre entière, du moins la majeure partie des grands du monde de l'époque et la plupart des dirigeants socialistes.

    Liste non exhaustive par ordre d'apparition des personnes citées dans la lettre aux Français du président socialiste :

    • George Pompidou
    • George Fillioud
    • Ronald Reagan
    • Hissène Habré
    • Mikhail Gorbatchev
    • Hosni Moubarak
    • Charles de Gaulle
    • Konrad Adenauer
    • Margareth Thatcher
    • Edgar Faure
    • Giscard d’Estaing
    • Pierre Mauroy
    • Philippe Auguste
    • Colbert
    • Napoléon Bonaparte
    • Gambetta
    • Clemenceau
    • Michel Rocard
    • Jean Monnet
    • Laurent Fabius
    • Pierre Bergovoy
    • La Palice
    • Raymonde Barre
    • l’abbé Pierre
    • Bernard Kouchner
    • Jacques-Yves Cousteau
    • Coluche
    • Jack Lang

    François Mitterrand se cite lui même à l’occasion

    Je me souviens vous avoir dit , un soir de nouvel an : “La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir.”

    A l'inverse, Nicolas Sarkozy fait à peine quatre citations (de Fernand Braudel, Renan, Jules Ferry et de Gaulle) et surtout ne cite nommément dans ce long texte qu'un seul homme politique de droite et un seul homme politique de gauche. Il reproche à Lionel Jospin d'avoir créé "150 niches fiscales" et sur tous les ministres de sa majorité, il n'en cite qu'un. Le premier :  

    Avec François Fillon, nous avons travaillé pendant cinq ans, sans instabilité gouvernementale, sans conflit, sans crise. Nous avons fait de nos différences une richesse.

  10. L'hyperprésident répond à Mitterrand

    Nicolas Sarkozy prend (volontairement?) le contre-pied de François Mitterrand sur la question de la séparation des pouvoirs entre le Président de la République et son Premier Ministre.

    Dans la lettre aux Français de 1988,  François Mitterrand écrivait : 

    L'expérience acquise, là où vous m'avez mis, et la pratique des institutions m'ont appris que si l'on voulait que la République marche bien, chacun devait être et rester à sa place. Rien n'est pire que la confusion. L'élection présidentielle n'est pas comparable à l'élection des députés. Et s'il s'agit de régler, jusqu'au détail, la vie quotidienne du pays, la tâche en revient au gouvernement.

    Dans sa lettre aux Français de 2012, Nicolas Sarkozy semble lui répondre à travers le temps, peut-être pour mieux défendre son hyperprésidence :

    Je n’ai jamais cru, je ne croirai jamais que le rôle du Président de la République soit de dégager les grandes perspectives tandis que celui du Premier ministre serait de s’occuper au quotidien des problèmes des Français. Tout simplement parce que les problèmes quotidiens des Français, l’emploi, le pouvoir d’achat, la protection sociale, l’éducation, les retraites, se résolvent dans les grandes perspectives.

  11. La très classique citation de fin

    Il est de bon ton de piocher dans son panthéon personnel de citations de grands hommes pour conclure une lettre. François Mitterrand et Nicolas Sarkozy ont donc respectivement, et fort peu originalement, choisi une sentence d'un grand homme de gauche et d'un grand homme de droite. 

    François Mitterrand cite Jaurès : 

    " Aller à l'idéal et comprendre le réel ", enseignait Jean Jaurès aux lycéens d'Albi, Jaurès dont je m'inspire.

    Et Nicolas Sarkozy conclut avec De Gaulle : 

    Souvenons-nous de ces paroles du général de Gaulle : «Si nous n’étions pas le peuple français, nous pourrions reculer devant la tâche. Mais nous sommes le peuple français.»

  12. [Documents] Les lettres aux Français de Mitterrand et Sarkozy

    Cliquez sur l'image pour voir le texte de la Lettre aux Français de François Mitterrand :

    Cliquez-ici pour voir la lettre aux Français de Nicolas sur son site de campagne

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