COM' POL' - Le Front national ne s'est jamais vraiment reconnu dans le #JeSuisCharlie, né juste après l'attentat perpétré contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Trop larmoyant. Pas assez actif. Au FN, on préfère "faire" plutôt qu'"être", peut-on entendre comme régulières justifications. "Marre des #JeSuis, les Français veulent des #JeFais" commentait ainsi Florian Philippot le 28 juin 2015, après l'attaque de Saint-Quentin-Fallavier (Isère).
Deux jours après l'attentat de Charlie Hebdo, certains frontistes, dont Jean-Marie Le Pen, alors encore en odeur de sainteté au sein du parti qu'il a fondé, détournaient déjà le logo mondialement diffusé. "Je ne suis pas Charlie du tout, je suis Charlie Martel si vous voyez ce que je veux dire !" lançait ainsi le président d'honneur du FN au Huffington Post . Il s'agissait pour l'élu FN de répondre aux accusations de récupération politique. Nous étions alors le 9 janvier et, alors que se déroulait la prise d'otages de l'Hyper Cacher, Jean-Marie Le Pen appelait sur les réseaux sociaux à voter Marine Le Pen . Le "Je suis Charlie Martel" avait également été relayé, entre autres, par le mouvement d'extrême droite Génération Identitaire.
Le FN, comme tout le monde, a régulièrement détourné "Je suis Charlie". Nouvel exemple en cette fin juillet, avec cette image reprenant la charte graphique du célèbre logo et sur laquelle on peut lire : "Je suis un bulletin de vote". En arrière-plan s'affichent les mots "immigration", "attentats", "chaos", "islamisme" et "insécurité". La présence du logo du Front national ne laisse planer aucun doute : il s'agit d'un appel au vote FN, à moins d'un an de l'élection présidentielle et des législatives de 2017.
— sebastien chenu (@sebchenu) 27 juillet 2016
Cette image est l'œuvre Sébastien Chenu, président du Collectif Culture et secrétaire départemental FN du Nord. Au Lab, ce proche de Marine Le Pen explique sa démarche :
"C'est un appel à la mobilisation des Françaises et des Français. On peut débattre, ergoter dans son coin et polémiquer mais en démocratie, c'est le bulletin de vote qui permet de changer les choses. Évidemment, c'est un appel à voter Marine Le Pen. Mais si d'autres partis veulent utiliser ce 'Je suis un bulletin de vote' en y apposant leurs logos, qu'ils le fassent.
"
Le logo "Je suis Charlie" est l'œuvre de Joachim Roncin, directeur artistique de la revue Stylist. "Ce que je voulais dire, c’est que c’est comme si on m’avait touché moi, je me sens personnellement visé, ça me tue, quoi", avait-il expliqué en janvier 2015 au journal Le Progrès.
Contacté par Le Lab, Joachim Roncin se dit "toujours écœuré" lorsque ce logo est détourné à des fins politiques, surtout de la part du FN, parti dont il dit ne partager aucune valeur. "Mais que des partis politiques reprennent des éléments populaires, ça a toujours fait partie de leur communication", admet-il. Il ajoute :
"Ce qui me choque le plus cette fois, ce sont les mots qu'il y a derrière : 'immigration', 'islamisme', 'insécurité'… 'Je suis Charlie', c'était un appel au rassemblement et par ce genre de communication fondée sur la peur, on essaye de fracturer.
"
Une autre image diffusée par Sébastien Chenu ne comporte par les mots cités par Joachim Roncin :
— sebastien chenu (@sebchenu) July 28, 2016
Si Joachim Roncin s'estime être dans son "bon droit" pour attaquer le parti en justice, il ne le fera pourtant pas. Il ne l'a d'ailleurs jamais fait. "J'essaye de ne pas être trop sensible à tous ces détournements. Oui, ça me fait chier mais je n'y peux rien. C'est trop tard", dit-il.
"Je suis désolé qu'il soit choqué mais moi, il y a beaucoup d'autres choses qui me choquent", répond Sébastien Chenu. "C'est tout sauf choquant d'ailleurs, poursuit-il. Mon détournement est un appel à la mobilisation, à la démocratie et on trouvait aussi ça dans 'Je suis Charlie'. Et puis, ne pas pouvoir détourner ce logo serait tout de même assez contraire à la liberté d'expression défendue par Charlie."
De fait, si Joachim Roncin est l'auteur du logo, ce dernier n'est pas déposé. En janvier 2015, l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) avait refusé le dépôt de "Je suis Charlie" en marque . "Ce slogan ne peut pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité", s'était justifié l'INPI. Conséquence : si personne, hormis Joachim Roncin d'un point de vue moral, ne peut revendiquer la propriété de cette image, elle peut être utilisée et détournée à loisir.
Les occasions de dire "Je suis…" se sont malheureusement multipliées depuis ces jours de janvier 2015. Il y a eu "Je suis Tunis" après l'attaque du musée du Bardo en mars 2015. Il y a eu "Je suis Paris" après les attentats du 13 novembre, "Je Suis Bruxelles", "Je suis Orlando", "Je suis Kaboul", "Je suis Dacca", "Je suis Nice", etc.
Du côté du Front national aussi, on a voulu surfer sur la popularité du logo. Il eut été malvenu de s'en priver : un logo parfaitement identifiable et renvoyant à une thématique lourde, celle des attentats, le FN ne pouvait pas ne pas se saisir de cette image. Il l'a donc fait à plusieurs reprises, et pas seulement après une attaque terroriste.
En juillet 2015, plusieurs ténors du FN avaient diffusé sur leur compte Twitter un logo "Je suis FdeSouche" . Une manière pour eux d'afficher leur soutien à Pierre Sautarel après qu'une perquisition a été menée chez le principal contributeur du blog d'extrême droite FdeSouche. À l'époque, Pierre Sautarel était soupçonné d'avoir commis l'infraction de diffamation publique envers un particulier.
En octobre 2015, de nombreux élus frontistes avaient également repris le hashtag #JeSuisMarine , diffusé sur Twitter dès le 7 janvier 2015 et repris dans un dessin de Riss sur "les simples d'esprits du 22 mars". Les membres du FN entendaient ainsi apporter leur soutien à Marine Le Pen, renvoyée en correctionnelle pour ses propos de 2010 sur les "prières de rue", comparées à l'Occupation nazie.
Le FN avait été jusqu'à imprimer le logo sur des Tshirts vendus 10€ pièce sur le site internet du parti.
En février 2015, François Kalfon, secrétaire national du PS, avait déjà utilisé le #JeSuisMarine pour troller l'UMP pratiquant le "ni-ni", à l'occasion du second tour PS-FN lors de la législative partielle du Doubs. Preuve que le détournement n'est pas réservé au camp frontiste.
Peu après l'attentat de Nice, le 14 juillet dernier, l'eurodéputée frontiste Sophie Montel avait diffusé de nombreux détournements de "Je suis Charlie". Ceux-ci étaient destinés à promouvoir, notamment, le retour des frontières nationales tel que prôné par le FN.
— Sophie Montel (@Sophie_Montel) 15 juillet 2016
— Sophie Montel (@Sophie_Montel) 15 juillet 2016
— Sophie Montel (@Sophie_Montel) 15 juillet 2016
Dernièrement, c'est le sénateur-maire de Marseille Stéphane Ravier qui a tweeté un "#JeSuisSandraBertin en guise de soutien à la policière municipale de Nice qui affirme avoir reçu des pressions de la part du ministère de l'Intérieur pour modifier son rapport sur le dispositif policier le 14 juillet.
Bravo à cette policière municipale de #Nice06, qui a le courage de parler face à la mafia socialiste ! #SandraBertinpic.twitter.com/8PsHXTzOqj
— Stéphane Ravier (@Stephane_Ravier) 24 juillet 2016
À chaque fois, le slogan était détourné mais conservait une certaine bien que relative neutralité politique. Le "Je suis un bulletin de vote" rompt avec cette discipline : de mémoire, c'est la première fois que le logo du Front national vient s'insérer dans un tel détournement.